Le docteur Jean-Michel Lecerf, spécialiste en endocrinologie et maladies métaboliques, est responsable du Service de Nutrition au sein de l’Institut Pasteur de Lille. Après le regard sociologique de Jean-Pierre Corbeau, son point de vue médical apporte un nouvel éclairage sur la montée des peurs alimentaires dans notre société.
Comment dépasser les peurs alimentaires ?
Vos patients ont-ils réellement de plus en plus peur de ce qu’ils mangent, ou est-ce une construction médiatique ?
Jean-Michel Lecerf : Il faut d’abord rappeler que les peurs alimentaires font intrinsèquement partie de notre condition humaine : nous sommes omnivores et amenés à manger de tout, ce qui peut nous exposer à des aliments potentiellement toxiques. Traditionnellement, c’est la société qui régule cette peur primitive de l’empoisonnement : nous sommes des mangeurs sociaux, ce qui signifie que notre alimentation est inscrite dans un groupe, une culture, une histoire. Or, je constate, auprès des patients que je suis à l’hôpital et lors des conférences que j’anime, une montée réelle des peurs alimentaires, alors même que la qualité sanitaire n’a jamais été aussi élevée. Les questions sont de plus en plus relatives à la sécurité et de moins en moins à l’équilibre alimentaire : tel aliment est-il mauvais pour notre santé ?
Comment expliquez-vous cette montée des peurs alimentaires ?
J.-M. L. : Il y a d’abord une individualisation croissante de nos sociétés occidentales, ce qui éloigne de nombreuses personnes de l’alimentation « sociale » dont je parlais. De ce point de vue, nous nous américanisons, ne serait-ce que partiellement, avec cette idée que « moi, individu, je suis responsable de mon alimentation et de ses éventuels méfaits sur ma santé ». La transformation des aliments par le secteur agroalimentaire a également installé une distance entre l’homme et sa nourriture : entre la matière première et le produit acheté au supermarché, il y a une sorte d’opacité inquiétante. Et puis bien sûr, il y a eu, au cours des dernières décennies, plusieurs scandales alimentaires avérés ou présentés comme tels, ainsi que des escroqueries. Ces faits ont beau être exceptionnels, le fonctionnement des médias accorde naturellement plus d’importance à ce qui sort de l’ordinaire. Je pense enfin que nous, nutritionnistes, avons excessivement médicalisé la nourriture. Or, il faut simplement manger de tout en évitant les excès.
Comment retrouver de la sérénité face à l’assiette ?
J.-M. L. : Il faut faire attention aux discours des marchands de peurs. Je trouve par exemple insupportable que le lait, traditionnel dans notre culture depuis très longtemps, devienne subitement un mauvais aliment, avec des arguments infondés quand ils ne sont pas malhonnêtes. Le lait a de nombreux bénéfices clairs et avérés, et il est absolument faux de considérer qu’il n’est pas adapté à l’homme. Bien sûr, il existe des allergies et intolérances individuelles, ainsi que des dégoûts ou des rejets liés à des raisons multiples. Si je respecte les choix alimentaires de chacun, je suis choqué par le fait que certains essaient d’imposer leur point de vue, avec des mobiles pas toujours défendables. Je suis par ailleurs convaincu que la lutte contre les peurs alimentaires passe par un contact retrouvé avec les aliments : il est souvent bénéfique de cultiver un petit potager ou quelques plantes aromatiques, d’aller visiter des fermes, de faire ses courses au marché, de cuisiner… Pour les enfants comme pour l’ensemble de la population, l’éveil des sens doit remplacer l’éducation diététique !
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